Il faut construire l'hacienda
Au départ de cette pièce, une anecdote historique, la rencontre en août 1959 entre Pierre Elliott Trudeau, futur homme d’État, et Ivan Chtcheglov, ancien membre de l’Internationale lettriste. Ils sont l’un et l’autre sur une trajectoire opposée, Trudeau à la veille de devenir Premier ministre du Canada, Chtcheglov, familier des hôpitaux français où devait se passer le reste de sa vie.Si nous ne savons rien de ce que ces deux hommes se sont dit, on peut imaginer leur préoccupations cet été-là : Trudeau, directeur de la revue Cité Libre, songe à entrer au Parti libéral, c’est le début de sa carrière politique. Chtcheglov est encore sous le choc de son départ du mouvement lettriste en 1954. Cinq ans après leur rupture, Debord a souhaité une réconciliation ; il a même invité son ancien compagnon de dérive à participer au groupe situationniste qu’il vient de fonder. Mais Ivan boude et se croit persécuté par le leader situationniste. Malgré la maladie, il tente désespérément de demeurer fidèle à ce qu’il était en 1953-54.La rencontre entre Trudeau et Chtcheglov m’a paru exemplaire, l’un et l’autre incarnant deux conceptions différentes de la vie. Au-delà de l’opposition entre une vision politique du monde et une vision poétique, deux approches du théâtre s’affrontent également au cours de cette nuit d’ivresse. La première, héritée du classicisme, s’appuie sur la fiction et l’illusion théâtrale ; elle est défendue par l’infirmier d’Ivan, un acteur raté. La seconde, dans la lignée du théâtre de la cruauté, cherche à retrouver la dimension sacrée à l’origine du cérémonial théâtral. C’est Ivan Chtcheglov, grand admirateur d’Artaud, qui s’en fait le promoteur. – J. M. A.